Écriture : fiction ou réalité ? par Pierre Wittmann
MARLÈNE OU LE JEU DE LA VIE
Extrait du chapitre 23 : Philippe et Ariane
« D’abord, dit Ariane, j’aimerais comprendre ce qu’il y a de vrai dans ton livre, Le jeu de la vie, et ce qui est de la fiction ? La limite entre les deux me semble très difficile à discerner. Dans quelle mesure le lecteur peut-il croire ce que tu écris dans ton livre, en particulier ce qui concerne le monde des âmes et le fonctionnement du jeu de la vie ? Et, si elles sont vraies, d’où as-tu reçu ces informations ?
— La nature de la réalité, et de la vérité, répond Philippe, est un sujet sur lequel l’être humain s’est toujours interrogé. D’innombrables volumes ont été écrits, dans toutes les cultures, et aussi loin que remonte l’histoire humaine, par les sages, les maîtres spirituels, les philosophes, les savants, les écrivains, sur ce thème. Une multitude de systèmes de pensée, de mouvements philosophiques et religieux sont apparus, qui ont chacun leurs idées, leurs théories, leurs dogmes. Leurs adeptes sont convaincus de détenir la vérité et combattent, nient et réfutent les vérités des autres. Ainsi, pour tout esprit ouvert, la diversité est grande, et aussi grands sont le doute et la confusion qui en résultent. Ils font partie de la condition humaine, plutôt de la nature de l’esprit humain. L’homme croit que la vérité est ce que lui dit son mental. Il est persuadé que la vérité relative exprimée par son esprit, qui est constamment changeante et conditionnées par toutes sortes d’événements extérieurs, est la vérité absolue, une, définitive et immuable.
« Considérer sa propre vérité, ou bien celle de quelqu’un d’autre, comme la vérité absolue revient au même. Il ne s’agit simplement pas d’une vérité, mais d’une opinion, d’une idée, d’une croyance. Seule l’expérience est réelle. Et encore… L’expérience est personnelle, elle est différente pour chacun. Elle est donc relative, subjective. Une pensée est une expérience, c’est une sécrétion du cerveau, une formation mentale, qui se manifeste à un moment donné. Elle est réelle pour moi, elle est ma vérité à cet instant, quelle que soit son origine, l’enchaînement de causes et de conditions qui la font surgir à ce moment-là dans mon esprit. Qu’elle soit un souvenir de la veille, de mon enfance, d’une vie antérieure, d’un rêve, d’une lecture, d’une discussion, d’une confidence. Ou une intuition, une prémonition, une vision, une inspiration, une idée qui semble sortir de mon imagination, mais qui n’est peut-être qu’une mémoire inconsciente, oubliée, refoulée. Qu’elle soit l’idée d’une autre personne, d’un ami, d’un maître, ou celle d’une âme, d’une divinité, que mon esprit a captée, d’une manière ou d’une autre. Mon expérience, quelles que soient ses causes, est ma vérité. Tout simplement !
« Cela répond à ta question sur les origines, les sources, de ce que j’écris. Elles sont multiples. Il n’est pas nécessaire de les connaître. Ce n’est pas important. Victor Hugo disait : « Quand j’écris, c’est Dieu qui dicte ». Bien sûr, l’universitaire, le savant ou l’érudit qui écrit une thèse ou un ouvrage technique peut citer tous les livres qu’il a lus pour étudier son sujet. Ce sont ses sources. Pour le romancier, son inspiration c’est sa vie, et les livres qu’il a lus en font partie. Il est également branché, plus ou moins selon les jours, à toutes les sources de connaissance, à celles du passé, du présent et du futur, à celles du monde terrestre et de toutes les cultures humaines, mais aussi à celles d’autres mondes, d’autres niveaux de conscience, à l’omniscience.
« Lorsque je te dis ce que je pense, ou que je l’écris dans un livre et que tu le lis, quelle est ton expérience ? Tu as entendu ou lu une de mes pensées. Cette phrase lue ou entendue est ta vérité, ton expérience. C’est une information, au niveau mental, qui constitue un nouveau souvenir, qui est réel, maintenant, pour toi aussi. Mais le contenu de cette pensée, l’as-tu expérimenté ? Est-il vrai pour toi ? C’est une autre question, une autre vérité. Pour moi aussi d’ailleurs. Parce que, ce que j’ai écrit dans mon livre, est-ce simplement une information que j’ai transmise, ou est-ce quelque chose que j’ai expérimenté, que j’ai vécu ? Cela peut faire une différence pour moi, mais pas pour toi. Pour toi, ce n’est qu’une information reçue, c’est tout. Et qu’elle soit une expérience vécue et réelle pour moi ne change rien à la réalité qu’elle a pour toi. Seule ton expérience est importante pour toi. Tout le reste n’est que curiosité anecdotique.
« Nous pouvons croire la vérité de quelqu’un d’autre, et même nous identifier à elle. Nous pouvons faire confiance à une personne, parce que nous nous sommes aperçus, dans le passé, que des vérités qu’elle avait exprimées se sont révélées justes pour nous aussi. Mais l’expérience reste à faire, et personne ne peut la faire pour nous. Comme disent les Anglais, la preuve du pudding, c’est de le manger.
« Où est la différence entre la réalité et la fiction, entre une histoire vécue et un roman, entre le gâteau qu’on voit dans la vitrine d’un pâtissier et celui qu’on voit sur une photo, entre un film et le journal télévisé ? Il n’y en a pas. Ce n’est jamais la réalité ou la vérité. Parce que ce n’est pas ma réalité, la seule qui existe pour moi. Ce qui crée tant de confusion dans l’esprit des gens – et aussi tant de peur, de frustration, d’avidité, d’agressivité, de violence dans le monde – c’est l’identification à une réalité illusoire, et la croyance qu’elle est la vérité. C’est pourquoi Le jeu de la vie est de la fiction, c’est un roman. Tous les livres sont de la fiction. Et même ceux qu’on a écrits soi-même deviennent de la fiction dès qu’on a fini de les écrire. Ils vivent leur vie, ils deviennent des entités indépendantes, dont nous perdons le contrôle, comme nos enfants. Si tu lis mon livre, dis-toi que rien n’est vrai. Expérimente-le, et ta vérité commencera à prendre forme, à prendre vie. Et elle ne sera sûrement pas la même que la mienne. Ce que je raconte au chapitre 7, oui, tu as vécu quelque chose de similaire, c’est vrai pour toi aussi. Mais ce que je décris au chapitre 12, cela, non, il a dû l’imaginer, c’est de la fiction. Jusqu’au jour où, toi aussi, tu feras peut-être cette expérience.
« Pour résumer, si tu crois, sans en faire l’expérience, le bêtisier mystico-spirituel qui sert de paysage à mon roman, tu t’enliseras dans les sables mouvants de la fiction. Mais est-il plus sage de boire l’eau saumâtre des mirages que tu perçois comme la réalité ? Toutes ces informations viennent de mon imagination, qui est une expression ludique et infidèle de ma mémoire. La seule vérité est le silence des mots. Cela n’empêche pas de lire des romans, pour la joie de contempler le jeu de l’illusion !
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« À un autre niveau, ce n’est plus moi qui suis l’auteur du livre, c’est le lecteur. Ces coupures inattendues dans les histoires du livre laissent au lecteur la liberté de devenir le créateur, de reprendre le scénario – pour garder le langage du jeu de la vie – et de continuer l’histoire selon ses désirs et ses fantasmes. C’est ce que tu viens de faire, Ariane, pour tester, comme tu dis. Mais tu n’as pas besoin de te justifier. Tu es libre, le lecteur est libre. C’est lui, en fin de compte qui écrit le jeu de sa vie. Je lui donne tous mes pouvoirs, qu’il les utilise comme bon lui semble ! J’ai écrit le livre pour amorcer le jeu, pour lui donner des idées. Ensuite, c’est à lui à se jeter à l’eau. […]