Peindre spontanément, par Pierre Wittmann
MARLÈNE OU LE JEU DE LA VIE
Extrait du chapitre 21 : Julien et Samantha
« Le véritable acte créateur n’existe que dans le présent. Il est spontané, il vient du cœur, et n’est pas conditionné par les circonvolutions du mental et de la pensée. Il jaillit du silence, de la tranquillité, du vide, de l’essence primordiale qui sous-tend toute création. C’est comme le big bang, il n’est pas prémédité. Dans l’obscurité et le silence, une explosion de lumière se produit, puis les dix mille choses se mettent en place, spontanément, et à leur rythme. De même, sur la toile blanche, un premier trait de peinture jaillit, puis mille autres taches de couleurs se mettent en place autour de lui, spontanément, à leur rythme.
— Je n’avais jamais envisagé la peinture sous cet angle, comme un big bang. Donc, si je comprends bien, le peintre crée le monde, l’univers, chaque fois qu’il peint une toile.
— Oui, exactement. Sauf lorsqu’il prémédite, lorsqu’il essaie d’imaginer le monde avant de le créer.
« Peindre sans préméditation est moins évident qu’il pourrait sembler. Nous sommes des êtres pensants, et court-circuiter le mental n’est pas si simple. Peindre avec des idées toutes prêtes est plus facile. On prépare le travail, on imagine des sujets, on les visualise, et on établit une liste d’intentions sur la manière de les traiter. Il y a une grande impression de sécurité dans ce processus. On ne prend pas de risques.
« Mais arriver devant une toile vierge sans idées préconçues, sans intentions et sans vouloir représenter quoi que ce soit, sans aucun but ni résultat à atteindre, garder l’esprit vide et empêcher toute pensée parasite, ou bienveillante, d’intervenir est beaucoup plus déstabilisant. Faire confiance à l’inspiration, à la grâce plutôt qu’au savoir, est difficile. Il faut accepter de sauter dans le vide, dans l’inconnu. C’est un acte de profonde humilité, et la reconnaissance de sa complète vulnérabilité. Il y a une ouverture, une réceptivité totale. Un retour à l’état d’ignorance, d’incompétence, de naïveté qu’on avait avant de se prendre pour un peintre. Le peintre devient alors un canal vide et pur à travers lequel l’acte pictural peut émerger.
— Comment se déroule une séance de peinture sans préméditation ? Comment surgit cet acte créateur pur ?
— Le plus important est de ne pas avoir d’idée au départ. Ne pas écouter le mental, mais les intuitions du cœur et les impulsions du corps. Le cœur pressent une couleur pour commencer le tableau et le corps accomplit un geste spontané pour poser cette couleur, un geste mesuré ou ample, rapide ou lent, doux ou énergique. Une nouvelle intuition du cœur répond à ce geste, puis un nouveau geste se manifeste. Et la peinture prend forme, prend vie. Elle se crée elle-même, elle se peint, elle exprime ses besoins, ses exigences, et le peintre devient l’instrument qui permet son exécution. Il n’initie plus, il répond. Le processus peut être lent, précis, raffiné, subtil, éthéré, ou il peut être rapide, déchaîné, passionné, violent. Le cœur ressent, exprime ses émotions, et le corps répond, réagit. L’esprit est absent, est muet. Il ne commente pas, ne juge pas, ne donne ni ordres ni conseils, il n’intervient pas.
« L’acte créateur, lorsqu’il est accompli avec passion, peut impliquer une forte dépense d’énergie, devenir très physique, presque bestial. C’est un corps à corps avec la matière. La couleur est une matière dense, lourde, qui est prise à pleines mains, qui est malaxée, projetée, étalée sur le support. C’est comme une étreinte passionnée avec une amante vorace et exigeante. Une lutte, une interaction violente avec la toile, qui peut se transformer en exorcisme, en exécution. Le sang et la mort sont des ingrédients du processus.
« Alternativement, l’acte créateur peut se manifester dans la douceur, les caresses, la fluidité des lavis, la délicatesse des camaïeux. Les émotions se libèrent en vibrations subtiles et diffuses, les gestes sont imperceptibles et le corps semble se dissoudre dans de tendres effleurements qui s’expriment en souffles frémissants et en nuances pastel. S’il ne se manifeste pas énergiquement dans la matière, l’orgasme créatif n’en est pas moins profond.
— Cette manière de peindre me semble très excitante, Julien. Je n’envisageais pas la peinture comme ça. L’acte créateur, comme tu le décris, ressemble à un acte sexuel. Est-ce que je te suis bien ?
— Oui, c’est vrai qu’il y a une similitude. Ce n’est toutefois pas si simple d’en faire l’expérience, car le mental a toujours envie de prendre le contrôle. Et alors, on retombe dans la manière traditionnelle de peindre, avec des idées, des sujets, des intentions, des attentes.
— J’aimerais bien tenter l’expérience, Julien. Est-ce que tu accepterais de me guider dans ce processus ? »
Julien regarde soudain Samantha d’un œil nouveau. Il lui découvre un côté sensuel et mystérieux qu’il n’avait pas remarqué auparavant. L’idée de s’aventurer avec elle dans une expérience de peinture tantrique ne lui déplaît pas, et le fait même vibrer intérieurement d’une étrange manière.
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